Mathématiques et contrôle de systèmes : en route vers l’avenir

Discours à l’occasion de la réception du Docteur Honoris Causa à l’Université de Lorraine, Metz, France, 9 octobre 2014

Monsieur le Recteur de l’Académie de Nancy-Metz
Monsieur le Président de l’Université de Lorraine
Mesdames et Messieurs

« Ce qui est affirmé sans preuve peut être nié sans preuve » disait Euclide (325-265 av. J.-C.) et, ainsi, les Mathématiques, qui soutiennent la société technologique de l’information d’aujourd’hui, ont été construites sur ce principe. Nous comptons, classons et quantifions presque tout, et nous ne pourrions pas vivre sans le faire.

C’est pour moi un grand honneur que de recevoir le Doctorat Honoris Causa de l’Université de Lorraine, reconnue au niveau international pour son excellence en Mathématiques, ayant abrité le travail d’illustres mathématiciens tels que le l’analyste Laurent Schwartz (1915-2002), Médaille Fields en 1950.

Le célèbre géomètre Élie Cartan (1869-1951), qui fut aussi professeur dans l’établissement, a donné son nom à l’Institut des Mathématiques, dirigé par le Professeur Marius Tucsnak, collègue et ami, qui aujourd’hui a eu l’amabilité de me présenter auprès de vous.

Je me suis formé d’abord à l’Université du Pays Basque (UPV/EHU), puis à l’Université Pierre et Marie Curie, au Laboratoire d’Analyse Numérique, sous la tutelle de mon directeur de Thèse, le Professeur Alain Haraux. Ce Laboratoire porte aujourd’hui le nom de son illustre fondateur et influent mathématicien appliqué Jacques-Louis Lions (1928-2001), qui fut aussi professeur ici. Depuis j’ai eu le bonheur de mener une carrière en collaboration avec un grand nombre de mathématiciens et, entre autres, plusieurs professeurs de l’Université de Lorraine et des élèves diplômés de celle-ci.

Le travail mathématique est, de toutes les manières, un exercice individuel, qui doit être réalisé avec calme, de façon durable, pour, comme le disait Sofia Kowalévskaya (1850-1891), comme le poète, voir un peu plus loin et un peu plus en profondeur. Et c’est un miracle que, s’agissant d’une construction purement humaine, elle permet d’expliquer le mode d’organisation et de fonctionnement du monde.

Je me suis toujours laissé guider par la devise de l’université basque, « Eman ta zabal zazu » (« Donne et distribue (ton fruit dans le monde entier) »), et j’ai le plaisir de voir qu’aujourd’hui mes anciens élèves travaillant dans des institutions partout au monde.

La recherche mathématique est guidée par deux forces. L’une interne, à travers laquelle les théories cherchent à se compléter et l’autre, fruit d’interactions avec les autres domaines du savoir et de la technologie. J’ai toujours tenté de fusionner ces deux aspects qui, aujourd’hui, de la main de l’informatique, se fondent pour le développement des Mathématiques Appliquées. Les clés de cette discipline sont la modélisation et l’analyse, pour ensuite simuler la réalité dans le nouveau laboratoire fournit par l’ordinateur pour, enfin, aider dans le contrôle, la conception et la prise de décision.

Mon travail s’est déroulé dans ce domaine, en mettant l’accent sur le contrôle des systèmes, discipline à la frontière entre les Mathématiques et l’Ingénierie et dont le but, d’après la définition de la cybernétique du physicien André-Marie Ampère (1775-1836) et Norbert Wiener (1894-1964), est la communication et le contrôle chez les animaux et machines.

Mais la discipline du contrôle est aussi vieille que notre propre civilisation. Aristote (384-322 av. J.-C.) dans son livre « Politique » comprit le besoin d’automatiser les systèmes qui le rendaient esclaves. Les résultats sont évidents. La société actuelle du bien-être et de l’information est construite sur cette vision. Les exemples sont nombreux: le thermostat pour la régulation de la température dans nos bâtiments ou le pilotage automatique des avions.

Mon travail de recherche a contribué à expliquer comment concevoir et piloter les systèmes mathématiques qui décrivent le mouvement et l’évolution de tout ce qui est dynamique, vivant, modélisé par des Équations aux Dérivées Partielles, dans le but de guider l’être humain dans son travail de création et dans ses interventions sur l’environnement.

Ma recherche a contribué à apporter des théorèmes, ces manifestations ultimes de la vérité mathématique, traduits par la suite par des recettes et des algorithmes valables dans des domaines tels que l’aéronautique, la gestion des ressources naturelles ou de l’énergie.

Je me suis aussi intéressé à la simulation numérique qui permettent de reproduire, aussi bien la réalité vraie, que des réalités fictives qui, dans des domaines comme le cinéma, peuvent créer des merveilleuses images virtuelles et des effets spéciaux, mais qui peuvent aussi induire en erreur quant à la quantification et à la création des mécanismes de contrôle des systèmes réels. Et cela exige notre attention mathématique : Il faut savoir interpréter, filtrer ce que les ordinateurs nous disent, et en faisant cela l’être humain doit encore montrer qu’il est le maître de la machine.

J’ai eu la chance que l’on m’ait transmis depuis tout petit le virus de la passion des Mathématiques. J’ai aussi appris de mes parents l’amour pour le travail et j’ai hérité d’eux une certaine dose d’audace qui est indispensable dans la recherche mathématique. Je dois à ma famille, à mon épouse et à mes filles, d’avoir bénéficié du soutien nécessaire pour parcourir ce chemin.

Après ma formation en France, je suis revenu en Espagne et plus récemment chez moi, au Pays basque, où j’ai eu le privilège de pouvoir poursuivre mon travail et, également, de contribuer à créer de nouvelles infrastructures pour les Mathématiques et, en particulier, le Centre Basque de Mathématiques Appliquées, BCAM, grâce auquel aujourd’hui, Bilbao, au cœur du Pays basque, est un centre de référence des mathématiques appliquées au niveau mondial.
L’effort a valu la peine, bien que cela n’ait pas toujours été compris, ni été facile dans un pays avec peu de tradition scientifique. Heureusement, l’espace européen commun pour la recherche est une réalité de plus en plus tangible et irréversible.

Pouvoir consacrer sa vie à la science, à ce qui en réalité est une vocation, c’est un grand privilège. Et cela a été possible grâce à ceux qui l’ont financé depuis que j’ai accédé à la première Chaire à l’Université Complutense de Madrid en 1990, et dont les plus grands garants ces dernières années ont été l’Université Autonome de Madrid (UAM), Ikerbasque – la Fondation Basque pour la Science, le Conseil Européen de la Recherche (ERC) et le Ministère espagnol MINECO.

Ce travail a toujours été rendu plus facile grâce à la collaboration internationale où la France a été pour nous, comme elle le fut dans le passé à l’époque des exils, un refuge, un modèle et une source d’inspiration généreuse, comme le démontre cet événement aujourd’hui.
Les Mathématiques en France sont, en effet, un exemple par sa dimension internationale comme le témoignent aussi des centres comme le CIMPA (Centre International de Mathématiques Pures & Appliquées), dédié au renforcement de la discipline dans les pays en voie de développement, ou des sociétés savantes comme la SMAI (Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles), représentée aujourd’hui par sa présidente, Mme. Fatiha Alabau, Professeur à Metz.

Je suis ravis d’être aujourd’hui ici, à l’initiative d’un Laboratoire qui a su, pendant ces dernières années, devenir une référence de tout premier niveau international en Mathématiques Appliquées et, en particulier, dans le contrôle de systèmes.

La reconnaissance de l’Université de Lorraine, aujourd’hui, est un privilège qui m’émeut et j’essaierai de m’en montrer digne.

L’avenir est insondable et les défis qui nous attendent ne sont pas des moindres et les Mathématiques, suivant le principe de rigueur d’Euclide, devront contribuer à former une société un peu plus juste et durable, sans baisser la garde face à un bellicisme croissant.

Il n’existe pas de raccourcis vers l’avenir, mais le chemin passe obligatoirement par les Mathématiques.

Pour conclure, permettez mois de dire que suis très fier de cet honneur que vous m’accordez aujourd’hui si généreusement et aimablement.

VIDÉOS:

Cérémonie de rentrée solennelle de l’université 2014 – ouverture
http://videos.univ-lorraine.fr/index.php?act=view&id=1635

Cérémonie de rentrée solennelle de l’université 2014 – Docteur Honoris Causa – Enrique Zuazua
http://videos.univ-lorraine.fr/index.php?act=view&id=1637